Maurice LOBRE

(Bordeaux 1862 – Paris 1951)

Le goûter

Huile sur toile

H. 87 cm ; L. 91,5 cm

Format peint d’origine, H. 101 cm ; L. 96 cm, disposé sur un châssis plus petit par l’artiste lui-même.
Signée et datée 1888 en bas à droite

Provenance : Collection privée, Lyon

 

Exposition : 1889, Salon des Artistes Français, n°1719 « Intérieur », (ou 1720 nommé également « Intérieur »)

 

Œuvres en rapport : Le Cabinet de toilette de Jacques-Emile Blanche, (titre erroné) H. 80 cm ; L. 85 cm, HST, Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid, pendant de notre toile.

Maurice Lobre a-t-il connu Marcel Proust ? On ne peut encore l’affirmer, bien qu’il ait eu de nombreux amis en commun avec l’écrivain. Mais sa peinture intimiste pourrait illustrer certaines pages de Du côté de chez Swann. Trois citations dues à des proches de Proust, l’une de l’écrivain Léon Daudet, la seconde du peintre Jacques-Emile Blanche, la dernière du poète mondain Robert de Montesquiou, donnent un aperçu de ce que fut la renommée de Maurice Lobre en son temps :

 

“Il en va autrement de Lobre, le Vermeer français, le peintre exquis des intérieurs et des palais de Versailles, des reflets sur les meubles rares, de la lumière prisonnière des miroirs, des laques et des cuivres polis. Lobre est joyeux comme un coup de vent, qui fait envoler les préjugés et les poncifs, éloquent, passionné, ivre de la couleur et des formes, charmant et conquérant de toutes les matières. Il se promène ici-bas ainsi que dans un musée en plein-air, s’amuse de tout, rejette et maudit le laid et le vil, accueille et bénit le beau et le bien…”

  • Léon Daudet

 

L’Entre-deux-guerres. Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux de 1880 à 1905.

 

“Voici le patient, appliqué, sage M. Lobre. Il est difficile de mettre plus d’honnêteté à peindre des intérieurs sans figures. Je préfère ses petits salons de Versailles à ses cathédrales… Nous lui devons des petits bijoux d’émotion et de large fini.”

  • Jacques-Emile Blanche

 

“Il a recueilli sur des toiles le visage du vieux Versailles (…). Il a peuplé de visions impalpables des chambres ” où il s’est passé quelque chose “, et il en a saturé l’atmosphère de particules historiques. Donner une telle impression avec certitude, avec vérité, c’est plus difficile que de faire évoluer des personnages costumés, dans ce qu’on appelle bêtement “une reconstitution historique”.”

  • Comte Robert de Montesquiou

 

Maurice Lobre commence sa carrière au Salon de 1882 où il expose deux portraits, dont celui de son camarade de l’atelier Carolus-Duran, le peintre espagnol Ramon Casas. En 1885, Lobre et Casas voyagent ensemble en Espagne et étudient à Madrid les pièces majeures du Prado. Fasciné par Vélasquez, Maurice Lobre l’est aussi par deux maîtres modernes dont son œuvre portera l’empreinte : Manet et Whistler.

Dès 1887, il montre son travail à la galerie Georges Petit lors de la première exposition de la Société des Trente-Trois, formée par un groupe d’artistes et de sculpteurs qui se considéraient eux-mêmes comme indépendants. On l’y trouve aux côtés d’artistes tels que Jacques-Emile Blanche, Emile Friant, Odilon Redon, Emile-René Ménard, Fernand Khnopff, ou d’un Américain dont la peinture d’intérieurs sera proche de la sienne : Walter Gay. En 1888, il gagne une mention honorable au Salon avec des toiles dont les titres suggèrent l’influence de Whistler : Chambre bleue et Chambre blanche. Bientôt viendra la consécration : médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris en 1900, à celle de Münich en 1905, Légion d’honneur… En 1901, l’Etat français offre au Tsar de Russie l’une de ses toiles : Le Salon du Dauphin à Versailles (Musée de L’Hermitage). C’est d’ailleurs dans ses représentations des intérieurs de Versailles et du Trianon, ou dans celles des cathédrales de France, que Maurice Lobre acquerra la célébrité. Sa vision des intérieurs royaux marquera l’un de ses élèves en peinture, Pierre de Nolhac, qui deviendra conservateur du château de Versailles.

Les tableaux de Lobre consacrés à Versailles semblent ceux d’un Vuillard assagi qui aurait préféré les palais aux salons bourgeois. Leur virtuosité sensible séduit encore les acheteurs à l’occasion de rares passages en ventes publiques (une Vue du Salon de la Guerre au château de Versailles a obtenu 36 500 euros chez Oger-Dumont en 2005). L’on regrette cependant que le peintre se soit spécialisé dans ces somptueux sujets historiques, alors salués par le public, au détriment des peintures d’intérieurs plus humbles qui lui valurent ses premiers succès. Le critique d’art Camille Mauclair, au début du XXe siècle, a désigné sous le nom de “peintres d’intimité” ou “peintres intimistes” le courant auquel on peut rattacher des artistes tels que Blanche,

 

René-Xavier Prinet, Lucien Simon, Hermann-Paul, Ernest Laurent, mais aussi Maurice Denis, Bonnard ou Vuillard. Maurice Lobre a sa place dans ce mouvement qui, au tournant du XIXe siècle, s’est inscrit à la fois dans le sillage de l’impressionnisme et dans le refus des formules extrêmes. Il fut un peintre intimiste qui explora les intérieurs comme des âmes, au point de les vider peu à peu de leurs occupants et de se concentrer sur leur vie silencieuse. Cela malgré les dispositions qu’il manifesta à ses débuts pour les portraits.

 

Au-delà d’une parenté évidente avec certaines toiles de Whistler – que Lobre a vraisemblablement fréquenté à l’occasion d’expositions communes ou chez leur ami commun Robert de Montesquiou -, le tableau de début de carrière que nous présentons évoque irrésistiblement, par sa perfection troublante, par la minutie frémissante de détails tels que l’argenterie ou la porcelaine du service à thé, les natures mortes d’un peintre du XVIIIe siècle dont notre artiste n’a pas forcément eu connaissance : Jean-Etienne Liotard.

 

On mesure la justesse des qualificatifs qu’a donnés Jacques-Emile Blanche à cette peinture : “petits bijoux d’émotion et de large fini”. Impossible de ne pas évoquer aussi la parenté de cette œuvre avec les toiles mêmes de Blanche. Or Maurice Lobre a justement séjourné dans la demeure de ce dernier à l’été 1888 – l’année de notre tableau. Un rapprochement s’impose avec son pendant, toile de format presque identique acquise par le musée Thyssen-Bornemizsa : Le cabinet de toilette de Jacques-Emile Blanche (fig.1 ; 1999, Christie’s Londres, 17 825 GBP). Cependant, malgré les informations que le catalogue de vente de l’époque nous fournit, ce n’est certainement pas une maison de Blanche qui est représentée sur ces deux tableaux. Les deux œuvres sont similaires par leur harmonie vert et bleu, par maints éléments de composition comme les jeux de miroir, et bien sûr par leur intimisme serein. Mais on remarque aussi que c’est la même jeune fille à la robe bleu pâle qui, dans un tableau, se fait servir un goûter, et dans l’autre sort de la pièce par une porte, coiffée d’un chapeau de paille. De même, la servante de notre toile se retrouve dans une scène d’intérieur de Maurice Lobre conservée au Musée des Augustins à Toulouse (fig.2). S’agit-il de modèles familiaux ? Leur utilisation récurrente suggère toutefois qu’il ne s’agit pas là de portraits, mais bien, comme le disait Vuillard, “d’intérieurs avec des personnages”.

Au Salon de 1889, Lobre exposera ces tableaux, chacun simplement baptisé Intérieur, que le critique d’art Félix Fénéon décriera dans La Revue Indépendante de juin 1889 : « Dans ses intérieurs vert clair, calmes, familiaux, avec leurs cadres au mur et leurs meubles du temps de Louis-Philippe, M. Lobre continue à placer des êtres gracieux et frêles : là une fillette devant la grande table circulaire où elle prend son café ; là une fillette, costume bleu clair, ceinture gros bleu, vaste chapeau capote, une fillette aux prématurés airs whistlériens, qui va disparaître. »

Maurice Lobre a dès lors trouvé sa voie et ne s’en éloignera plus.

 

Quelques détails de l’intérieur attirent notre regard. Dans le placard entrouvert se dissimule un service George Sand, réalisé par la Cristallerie de Portieux à la fin du XIXe siècle, avec les pieds bleus et les coupes orangées. Sur la table, le service à thé est très certainement anglais, à rapprocher de Minton, déposé sur un magnifique châle en cachemire de laine. Aux murs, quelques tableaux espagnolisants, sont à mettre en rapport avec les travaux de Goya. La pendule située entre la cheminée et le placard indique 16 heures.

Le format peint d’origine de cette toile est de 101 par 96 cm. Les extrémités ont été repliées sur le châssis et laissent entrevoir quelques centimètres de détails supplémentaires et plusieurs repentirs (la chaise de droite était placée 4 cm plus haut à l’origine). L’encadrement dépassant de la composition est en réalité une gravure d’après un portrait de Philippe IV d’Espagne par Vélasquez.

 

Si l’on doit redécouvrir Maurice Lobre en tant que peintre, on peut aussi s’intéresser à son rôle dans le Paris artistique et mondain de la Belle Epoque. On sait par le marchand René Gimpel qu’il fut lié au grand céramiste et collectionneur Georges Hoentschel. Son amitié avec Robert de Montesquiou, esthète excentrique qui a inspiré Marcel Proust pour le personnage du baron de Charlus, est documentée par de nombreuses anecdotes. Il conseillait Montesquiou dans ses transactions d’objets d’art, ses achats de costumes. Le comte lui dédicaça un recueil de sonnets : Les Perles rouges (1899). Lobre, en échange, lui offrit l’un de ses meilleurs tableaux : Le volet entr’ouvert. Il convient enfin de citer l’épouse du peintre, Marthe Francillon-Lobre, qui fut un grand médecin et soigna Anna de Noailles, d’où l’échange d’une importante correspondance entre Maurice Barrès et Madame Lobre au sujet de la poétesse.

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